J’en étais là de mes commentaires, m’interrogeant depuis quelques jours sur l’avantage d’être un sot et sur celui d’être un homme d’esprit, pour en fin de compte considérer que souvent le sot s’acharne à avoir de l’esprit, c’est pathétique et l’homme d’esprit veut séduire, ce ne l’est pas moins, et qu’à tout prendre il vaut mieux tenter de n’être ni l’un, ni l’autre, mais a-t-on le choix, lorsqu’un matin j’entendis sonner à ma porte.
Je sursautai.
En ce temps de téléphone et de mail, les visites domiciliaires ne sont plus ce qu’elles étaient. Seul un facteur peut se planter sur le seuil de votre porte ou un huissier.
C’était lui ! L’homojuridicus, éblouissant de la splendeur du bon droit, au regard légaliste et signifiant. Sa tête d’accipitriforme m’empêche de voir, à l’horizon, cachée par ses oreilles et son bec, la ligne bleue des Corbières, douce comme une femme qui s’étire dans le soleil.
Ce type me tend un papier. Depuis l’invention du papier, nombre d’humains lui ont donné des lettres de noblesse, d’autres le déshonorent. Bien que je sois assez inquiet au sujet de la température de mon café que ce fâcheux intempestif m’a fait abandonner sur un coin de table, je m’aventure à demander des explications.
La profession d’huissier n’ayant pas encore accédé à l’oralité, son mode d’expression est uniquement écrit :
- Vous trouverez tout sur le papier.
Bon.
Je ne me préoccupe pas de lui dire que j’ai bien d’autres choses à lire. Dois-je le faire entrer ? Non. Je récupère son écrit, puisqu’il y tient. Je me demande un instant s’il est d’usage de le remercier. Ne risque-t-il pas de le prendre mal ? Nous sommes statutairement des ennemis, nous devons nous en tenir à un état de belligérance convenable. Je demeure un peu stupide sur le pas de la porte, lui aussi, mais lui n’avait qu’à pas se trouver là. Son œil gauche s’attendrit et son droit lui emboîte le cil, il me lance un :
- Vous savez, ce n’est pas bien méchant. Et puis que diable, défendez-vous, vous avez des droits.
Il n’y a pas deux minutes qu’il est là, il me prend déjà pour un imbécile. Sa tête bouge et me laisse apercevoir un gigantesque téton des Corbières, celui de la tour de Tautavel érigée sur la forme ronde d’une colline. Je dois avoir pris un air rêveur, il me croit à la dérive :
- Qu’avez-vous ?
- Moi, rien.
- Pourtant !
- Bah, c’est ce téton, veuillez m’excuser, jusqu’à ce matin, voyez-vous, je n’avais jamais remarqué que cela formait un sein parfait.
Ma main dessine dans l’espace la rondeur d’une sphère.
Il se retourne, affolé.
Je pointe mon doigt sur la tour de Tautavel, le ciel est à peine plus bleu que les Corbières, quelques oiseaux migrateurs passent en descendant le cours de l’Agly, le vent les chahute, il existe des matins où le ciel est un océan dans lequel les oiseaux chavirent.
Il les scrute un moment, puis moi, je veux dire il me scrute à mon tour, il plisse les yeux, il dit :
- Vous m’avez fait peur, pendant un moment j’ai cru…
Bon, on ne va pas passer la matinée là-dessus. Tant pis, je me décide à lui tendre la main, celle qui ne tient pas le papier qu’il m’a remis, ce n’est pas un signe de paix, c’est le signe qu’il doit partir, il le comprend, il ne se précipite pas, on dirait qu’il s’est attaché à moi, c’est bien ma veine. Allez, mon vieux, salut ! Les seuls amis que je fréquente, je les trouve entre les pages d’un livre.
Il regarde une fois de plus le téton, le ciel, les Corbières, les oiseaux qui prennent du gîte, l’Agly qu’on aperçoit à deux pas, sèche. On voit les cailloux. Il s’en va à regret, pas un mauvais bougre à proprement parler, il fait son travail, mais aucun travail n’est innocent.
Je pose le papier sur son lieu d’enfouissement progressif, un coiffeur placé dans l’entrée qui récupère tout ce qui a un rapport avec le monde extérieur et ses contingences, les clefs, les pièces de monnaie, la carte bleue lorsqu’elle fonctionne, ou désamorcée, les impôts dus ou impayés, les publicités pour la viande hachée menue. Il va entamer là un stage d’éradication de l’urgence. Puis je retrouve mon café, pas ma tartine de beurre que mon chat Gauguin finit de bouffer sans aucune mauvaise conscience.
J’étais en robe de chambre, mauve.
Voir aussi:
Prix Méditerranée Roussillon:l'écrivain Henri Lhéritier a reçu son prix! interview par Nicolas Caudeville
http://www.larchipelcontreattaque.eu/2014/04/prix-mediterranee-roussillon-l-ecrivain-henri-lheritier-a-recu-son-prix-interview-par-nicolas-caudeville.html
http://www.larchipelcontreattaque.eu/article-michel-onfray-preface-le-dernier-roman-d-henri-lheritier-interview-par-nicolas-caudeville-115998627.html
http://www.larchipelcontreattaque.eu/article-librairie-culture-figures-et-territoires-textes-d-henri-lheritier-collages-et-dessins-de-claude-m-121814647.html