Dans le vortex qatari : le Canigou
Vendredi 16 mai 2014. Terrasse du Café de la Bourse à Perpignan. Il est un peu moins de 17 heures lorsque mon contact arrive, suivi à quelques mètres par deux hommes aux rugbystiques proportions que j’identifierai plus tard comme sa garde rapprochée. Je me lève lorsque l’homme me tend une main chaude et molle. Il m’a reconnu d’emblée alors que je le vois pour la première fois. La seule chose que je sais de lui est qu’il travaille sous les ordres du négociateur qatari Hamad bin Jassim, surnommé « Le Talleyrand » du Qatar. J’ai obtenu son contact par l’entremise d’un confrère de la chaîne satellitaire BBC HD Nordic, Turkey & Poland. Il s’assoit en face de moi tandis que ses escogriffes prennent place à une table voisine. C’est lui qui a choisi ce bar populaire, un lieu « neutre » a-t-il précisé. Je me souviens de ses recommandations : « pas de note ni d’enregistreur ». J’ai hésité à enclencher en douce la fonction dictaphone de mon téléphone mais une certaine fébrilité m’a retenu. Le scoop inespéré est là, à portée de main. Je vois son regard s’attarder sur la panoplie de CRS peinte sur une façade de la place du Pont d’en Vestit. Ses lèvres récitent le slogan peint à côté : « La révolution c’est fini. » La devise ne le fait ni sourire ni grimacer. Au serveur qui arrive, il commande un café et un verre d’eau. La même chose pour moi. J’essaie d’identifier son accent. En pure perte. Son français est parfait. Il sort un cigare cubain de la poche de sa veste, un Cohiba. « Vous vouliez une preuve ? » fait-il en exhalant un épais nuage de fumée. Le papier apparaît sur la table. Il s’agit d’une sorte de bordereau, avec un liseré vert. En haut, à gauche : Qatar International Islamic Bank (International Islamic). Au milieu, une somme libellée en dollar. Un « 1 » suivi de huit « 0 ». « Un acompte », précise mon indicateur. Je cherche le bénéficiaire du virement. Picovschi IBC. Je demande à quoi correspond ce nom. « Un des multiples intermédiaires, » me répond-il, laconique. Pas le temps d’analyser plus à même le document, les doigts de mon contact se referment sur le papier et l’empochent.
Légèrement agacé, je dis à mon informateur que ce document ne prouve rien. Que ce papier ne prouve pas que le Qatar a l’intention d’acheter le Canigou. Qu’une telle opération immobilière paraît complètement aberrante au niveau du droit international, ce d’autant plus que, suite à une décision ministérielle, le massif a été labellisé « Grand site de France » depuis juillet 2012. Le Canigou n’est pas le PSG. Il n’est pas à vendre. Le visage de l’homme reste impassible. Il avale son café d’un trait. Puis il m’explique sobrement que son pays va débourser 200 milliards de dollars pour le Mondial de football de 2022 et qu’à ce titre l’émirat du Moyen-Orient est en train de refaçonner l’image du pays. « L’image physique », précise-t-il. En pleine compétition avec Dubaï, Doha table sur le tourisme de masse pour négocier le virage économique de l’après-pétrole. C’est ici que les neiges catalanes entrent en action.
Depuis 2005, Dubaï la rivale est équipée d’une station de sports d’hiver, Ski Dubaï. Deux pistes de ski, des rampes free-style, un snow-park, une neige artificielle entretenue sous un immense dôme. Doha veut faire mieux. Doha veut la même chose mais en plein air. Avec les neiges du Canigou. Je ricane devant l’énormité du projet et prends appui sur les accoudoirs de ma chaise comme pour signifier que j’interromps là cet entretien grotesque. L’homme retire le Cohiba de sa bouche et me lance avec autorité : « Une vingtaine de chercheurs du génie climatique et d’ingénieurs frigoristes travaillent depuis quatre ans dans les laboratoires du docteur Mohammed Bah Abba à Doha. Le projet est de mettre au point un procédé de réfrigération permanent afin que la neige garde tout son tonus sous un soleil de 40°. En mars 2015 aura lieu une première phase d’expérimentation en plein air. Plusieurs types de neige ont été étudiés au niveau de la consistance de leurs cristaux. La neige du Canigou est la
mieux adaptée grâce à l’exceptionnelle qualité de ses grains à face plane. C’est pour cela que nous allons acheter votre montagne. » Et le syndicat mixte « Canigó Grand site » chargé de la protection et de la valorisation du massif ? Pour la première fois, mon interlocuteur sourit. Il me rappelle la politique de rigueur budgétaire de la France. Toutes les structures publiques sont en manque de fonds pour mener à bien leur mission. « Votre syndicat mixte est une structure creuse, sans pouvoir financier. Vous avez la neige, nous avons l’argent, » conclut l’homme avant de se lever et de laisser un billet de 20 € sur la table.
Je mets quelques minutes avant de reprendre mes esprits. Une rafale de tramontane manque d’emporter le billet. Heureusement, j’ai le réflexe rapide. Plus tard, traversant la Basse, je jette un regard mélancolique vers la cime enneigée du Canigou. Notre digne montagne vendue au royaume wahhabite, au moins nous conserverons la vue. A moins qu’un large mouvement populaire ne s’y oppose. Catalans, au ralliement !
Sébastien Navarro