« Quant à ces féroces soldats, je le dis, c'est pas pour cafter, mais y font rien qu'à mugir dans nos campagnes. »
Pierre Desproges "Chroniques de la haine ordinaire"
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ATTENTION, CET ARTICLE EST À LIRE AU SECOND DEGRÉ, VOIR AU 12.5 ET CEUX MALGRÉ LA LOI ÉVIN
Chronique de la haine institutionnellement correcte
L’autre jour, tandis que je suçotais mélancoliquement un grain de poivre pour tromper l’ennui d’un jeudi après-midi, j’apprenais que la "haine ordinaire" n’était plus ce délicieux désespoir que je pratiquais jadis à la radio avec la volupté d’un dandy misanthrope, mais une catégorie juridico-morale estampillée "à risque", chapeautée par une ministre et financée par l’État. C’est drôle, non ?
Moi qui croyais que la haine, la vraie, celle qui fait palpiter le cœur et frémir les glandes salivaires devant la connerie humaine, était encore un sport d’intérieur pratiqué librement dans nos têtes, entre un soupir méprisant et un rot discret. Mais non ! Aujourd’hui, figurez-vous que même la haine a un formulaire Cerfa.
1. La haine d’antan : chic, drôle et presque hygiénique
Il fut un temps, mes chers amis, où l’on pouvait dire du mal de tout le monde sans avoir besoin de demander l’autorisation au comité de vigilance du Bien universel. Ce temps bénit s’appelait les années 80, la France portait des épaulettes, et moi, sur France Inter, j’égratignais tout ce qui bougeait avec la tendresse d’un chat borgne et la précision d’un sniper alcoolique. On appelait ça la haine ordinaire. Mais attention, hein ! Une haine polie, littéraire, presque élégante. Une haine de salon, qui sentait la naphtaline et le vin rouge, pas le kérosène et les hashtags vengeurs.
Je vomissais sur les militaires, les curés, les mois impairs, les cons de droite, les cons de gauche, les cons du milieu et ceux qui se croient au-dessus. Et tout le monde riait, sauf peut-être les cons eux-mêmes, ce qui, vous en conviendrez, n’était pas un drame culturel majeur.
2. La haine 2.0 : une arme de destruction réglementée
Mais voilà. Trente ans plus tard, ma haine ordinaire est devenue une maladie honteuse que l’on traque avec des drones législatifs et des brigades d’orthodoxie morale. Il suffit désormais de dire que Géraldine a une moustache suspecte ou que Kevin pense lentement pour voir surgir, tel un justicier en slim vegan, une escouade d’associations prêtes à vous faire interdire de Wi-Fi pour incitation au fascisme.
La ministre Aurore Bergé – une femme dont l’humour se cache si bien qu’il en est probablement resté bloqué dans l’utérus républicain – veut "lutter contre la haine" sur les réseaux sociaux. C’est noble, c’est pur, c’est presque biblique. Mais attention, pas n’importe quelle haine ! Seulement celle qui ne plaît pas aux gens bien. Celle qui pique un peu, qui gratte là où ça gratte, celle qui ose rire de ce qu’il est interdit de penser.
Et dans cette croisade morale à mi-chemin entre "1984" et une AG de syndic coopératif, on ne juge plus le propos, mais l’émotion qu’il suscite. Tu fais une blague ? On consulte les dégâts psychologiques collatéraux avant de décider si tu es un humoriste ou un terroriste du clavier.
3. Entre État de droit et État de flicage mou
Bien sûr, on vous dira que tout cela est fait pour le bien des gens. Pour protéger les âmes sensibles. Pour rendre l’espace numérique plus sûr, comme une cour de récréation suisse, avec des casques pour les idées et des genouillères pour les émotions. Très bien. Mais à force de vouloir désinfecter le débat public, on finit par transformer la liberté d’expression en une espèce de yaourt bio sans lactose : c’est lisse, c’est fade, et ça ne fait de mal à personne sauf au goût.
Car voyez-vous, chers lecteurs, ce n’est pas la haine qui me fait peur. C’est son contraire : l’unanimité hargneuse. Celle qui vous interdit de rire, de dire, de douter, de râler, de blasphémer, ou même de penser tout haut. C’est quand la bienveillance devient totalitaire qu’on commence à regretter les vieux cons malpolis qui savaient au moins écrire une insulte en alexandrin.
4. Conclusion (provisoire, parce que je me réserve le droit de radoter encore longtemps)
Desproges disait : "On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui." Aujourd’hui, on dirait plutôt : "On ne peut plus rire de rien, surtout avec quelqu’un." Et c’est bien là le drame. La haine ordinaire est morte. Vive la tristesse réglementée.
Mais je m’en fous. Moi, je continuerai de haïr, à ma façon. En silence, dans mon coin, avec un verre de rouge et un dictionnaire. Parce qu’il y a des jours où il n’y a que la haine, la vraie, la littéraire, pour vous faire croire que l’humanité vaut encore le détour.
Et si un jour l’Arcom m’interdit de penser, eh bien je penserai quand même. Mais en verlan.
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