Le Bazooka de Corrèze vient de me joindre au sujet de notre affaire pendante, je veux parler du procès. Je lui propose de lui communiquer la partie du manuscrit déjà écrite.
- Ce n’est pas utile, fait-il, au téléphone.
Je suis tombé sur un multi causes, une sorte d’avocat du sans papier. Un polyavocat qui ne se préoccupe que de la forme et se fout pas mal du fond. Il défend pour défendre. Avec ce genre d’individu tout peut arriver, le meilleur comme le pire. Mais c’est mieux d’avoir assassiné son voisin que de massacrer Diderot. Le plus clair de cette histoire est que même lui ne veut pas lire mon texte !
En revanche, il ne s’oppose pas à ce que je lui communique cinq cents euros de toute urgence, c’est la seule raison de son appel. Il n’a rien d’autre à me dire, sinon un toussotement, le tabac, Bazooka, le tabac. Ah, oui, il ajoute, ce qui ne me rassure pas :
- Une provision, une simple provision. Je vous rappellerai.
Hé, là, stop ! Ne m’appelle plus, pitié. Mon amour de Diderot n’y résistera pas. Au fond, les heures et les heures que je passe avec Sophie et Denis, il va les encaisser. Je vois passer devant mes yeux un voile de fumée tandis que m’environnent des notes parfumées d’acajou et des relents salés des Caraïbes. J’ai le sentiment d’être le gros pourvoyeur de Punch et de Cohiba. Diderot et moi sommes en train de devenir les mécènes du Bazooka de Corrèze et par ricochet de Fidel Castro et de l’économie cubaine, voilà une conséquence inimaginable de mon travail.
Je vais bientôt m’arrêter. Je suis épuisé de ma longue familiarité avec Diderot, j’ai l’impression de lui voler son intimité. Il me semble être planqué derrière un arbre ou avoir escaladé une grille afin de récupérer une image insolite de lui, ou grivoise, en tout cas monnayable. Je suis son paparazzi de plume. Je le vole. D’ailleurs je suis confus de le mêler à ça. Utiliser une étoile de la littérature, saisir un mot de lui, une expression, pour parler de moi, quel gâchis ! Et puis je dois faire trop d’efforts, il est trop grand pour moi, j’ai l’impression de vouloir faire l’amour à une statue. Femme de bronze, à poil sur ton socle, je te veux, je te désire. Me voici tout petit, à tes pieds, me haussant sur la pointe des miens, mes bras tendus atteignant à peine le pli de tes genoux, la langue tirée, suant, soufflant, si loin de tes sphères convoitées, si hautes pour moi, si désirables et si inaccessibles. Si c’est du Maillol, ça va encore, si je dois forniquer avec une femme de Giacometti, l’affaire risque d’être plus douloureuse ! Mon livre ne tient plus qu’à un fil, je parle pour l’instant des Lettres à Sophie Volland, il est déchiqueté, transporté par tous temps et toutes conditions, dans le panier de mon vélo, sur la plage arrière de ma voiture, dans ma poche, ayant connu toutes les promiscuités, même les alimentaires, toujours à mes côtés, lu au lit, au bureau, en pleine nature, en mangeant, en courant, en dormant, il n’a pas tenu le coup, son arête dorsale a lâché, il se dépenaille. Quelques feuilles ont recouvré la liberté, je puis encore m’assurer de leur attachement en confiant à leurs voisines le soin de les emprisonner, elles dépassent de la tranche et lui font comme des franges à un tapis, le papier jauni est velouté par l’âge et mes manipulations, c’est un papier qui a la texture d’un dessous, chaud, soyeux, prometteur, il ne glisse pas, il caresse la main, il ne se feuillette pas, il se pince, se soulève, s’écarte.
Je crains le pire si je continue !
Je puis tout de même me permettre une observation, la raison d’être de la matière d’un livre et de son enveloppe est celle d’un dessous, c’est à dire un barrage et une invite. Ne tente que ce qui est protégé. Une image me glace, celle de ce livre gisant ouvert au milieu d’une place déserte auquel le vent arrache une à une des feuilles qui s’envolent et disparaissent, passe un balayeur municipal, traînant derrière lui une poubelle, d’un geste mécanique, il y jette le squelette démembré qui va finir sa vie en compagnie de feuilles mortes, de chewing-gum, de bouteilles de bière et de merdes de chiens. Un cauchemar ! Je rêve au contraire de livres suspendus dans les rues comme du linge aux fenêtres, en levant les yeux, je vois osciller Balzac, ou Stendhal, ou Dante, ou Dickens, ou Conrad et jusqu’à la portée ultime de mes regards, au long des rues, de toutes les rues, des écrivains se balancent et m’invitent à les suivre. Partout on pavoise pour célébrer le triomphe du livre, une parade comme une pluie de papier dans Broadway, riche de toute la diversité et de toutes les langues du monde.
Aujourd’hui mon livre possède la beauté fragile et ridée d’une petite vieille, je n’ose plus le toucher, il a besoin de repos sur une étagère de bibliothèque, d’ailleurs une place l’attend, je la lui ai préparée entre les Confessions et Zadig. Puis viendra le temps de la reliure au couvent sainte Scholastique à Dourgne, chez des Bénédictines. Dans leur atelier, j’ai fait relier les six tomes du Briand de Suarez que l’on a fusillé à la libération, pas Briand, Suarez, pas André Suarès, le condottiere, Georges Suarez, le pacifiste. J’ai aussi fait relier le manuscrit d’un ouvrage remarquable par le Dr Ayrolles Carnets de route d’un médecin pendant la grande guerre. Pour Aristide les religieuses n’ont pas trop renâclé, elles auraient pu nous en vouloir, à moi et à Aristide, (mon prochain livre s’appellera Moi et Aristide) car en 1905, il a épousseté l’Eglise, lors de sa séparation forcée avec l’état. Elles ont bon esprit, elles préfèrent tout oublier et pardonner. Et puis il a plutôt bien réussi, Aristide, tout en séduction, en chatoiement, c’est un goguenard habile, supérieurement doué pour la politique, la négociation, la parole et le cul. Sous des dehors crasseux de clavier d’ordinateur négligé, le violoncelle, on l’appelait ainsi, soulevait l’enthousiasme dans les hémicycles : « Arrière les canons, les mitrailleuses, arrière… », doté de ce talent si rare, l’intelligence nonchalante, il ne sait rien mais il comprend tout, disait de lui Berthelot, le secrétaire général inamovible des Affaires étrangères durant l’entre-deux guerres, qui servait en revanche à un Raymond Poincaré, il sait tout mais il ne comprend rien, Aristide Briand était plus séduisant que Mitterrand, plus tortueux aussi mais plus souple et plus drôle, le genre, tu le rencontres en te promenant avec ta femme, tu lui serres la main, hop ! tu es déjà cocu, enfin je ne sais pas trop et puis je m’égare.
Diderot, comme moi, ressent soudain une forme de désillusion :
Naître dans l’imbécillité, au milieu de la douleur et des cris ; être le jouet de l’ignorance, de l’erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; retourner pas à pas à l’imbécillité, du moment où l’on balbutie jusqu’au moment où l’on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s’éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls et un autre qui vous trouble la tête, ne savoir d’où l’on vient, pourquoi l’on est venu, où l’on va : voilà ce qu’on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.
Il éprouve tout à coup la crise du pourquoi, la question que se posent sans cesse tous les humains et qu’ils n’arrivent pas à exprimer avec autant d’élégance, eux disent : À quoi bon ! Putain de vie !
Je vais rester encore un peu avec Denis, je ne peux pas le quitter sur un pessimisme qui ne lui ressemble pas. Quelle belle envolée ! Au regard de la brièveté de la vie, ces verbes placés en début de phrase lui donnent vitesse et accélération. Vivre dans la précipitation avec comme unique perspective, disparaître : merci du voyage ! Ce n’est pas que la mort soit détestable, c’est qu’elle est ridicule, qu’elle rend toute chose vaine, ce n’est pas non plus un constat d’échec c’est seulement la preuve de l’impéritie du temps. Léon Bloy, le terrifiant Bloy, a prononcé une parole de ce genre : la vie, une effroyable translation de l’utérus au sépulcre, pourtant lui est un croyant, et même un croyantissime, il penche pour la vie éternelle et dans sa vision des choses, la vie a une justification, elle prépare le ciel. Il a une excuse Léon, c’est l’écriture, il éructe pour écrire, il n’aurait pas de si belles colères s’il ne savait pas qu’il devait les écrire. Au fond la phrase écrite pourrait être l’archétype de la vie, d’une vie plus exaltante, elle a un sens, ou pas de sens, ou de multiples sens, elle possède un corps, une forme, un équilibre interne, une apparence, elle a une fonction, elle n’est jamais seule, elle s’insère dans la vie sociale d’un texte, elle jouit d’une dynamique, elle bouge, émeut, révolte, réconforte, elle peut être hors normes, incorrecte (comme celle-ci sans doute), toutes choses dont notre vie est pourvue, elle diffère par celles-ci, elle n’est pas le résultat d’un hasard, d’un besoin sexuel bestial, d’un viol, encore moins de l’amour, elle est enfantée par un art, elle s’installe dans la durée, s’extraie des contingences et nul ne dispose à sa place de son temps. Voilà ce que devrait être la vie.
Basta ! À quoi bon réfléchir sur elle, la changera-t-on?
Diderot se refait vite. Il ressuscite par l’écriture. Un mot trouvé, une expression, une belle phrase, une idée qui gicle et le soleil se remet à luire. Alors l’extérieur prend à nouveau des teintes vives. Le monde ne transforme pas l’écriture, l’écriture est la palette du monde.
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Voir les épisodes précédents:
CONFRONTATION AVEC LE DROIT (Une visite d'huissier) par l'écrivain Henri Lhéritier
http://www.larchipelcontreattaque.eu/2014/07/confrontation-avec-le-droit-une-visite-d-huissier-par-l-ecrivain-henri-lheritier.html
http://www.larchipelcontreattaque.eu/2014/08/confrontation-avec-le-droit-2eme-episode-pat-l-ecrivain-henri-lheritier.html
http://www.larchipelcontreattaque.eu/2014/08/confrontation-avec-le-droit-3eme-episode-maitre-punch-par-l-ecrivain-henri-lheritier.html